Mouvement dans l’immobilité : __________________________________________________ 2 – L’architecture est un instrument d’environnements
Ce texte est le 2eme volet d’une triptyque « Mouvement dans l’immobilité ». Il a été publié en trois fois dans « Chroniques d’architecture » au début de l’année 2021.
S’ennuyer dans un lieu invite à apprendre à mieux le connaître, à repartir à sa découverte, aiguiser son regard, lire, pister l’inconnu. Si l’ar(t)chitecture (1) est là, subtile, des nuances toujours se dévoilent et le lieu résonne en nous et nous avec.
Lire une ar(t)chitecture à la fois en tant qu’environnement construit et en tant que caisse de résonance d’actions intérieures et extérieures demande bien sûr aussi d’activer sa curiosité, de partir en quête de signes comme dans un espace sauvage ou un paysage à la recherche d’une plante ou d’un animal (2). Mais c’est parce que cette forêt de signes est conçue, ou rendue possible, par l’ar(t)chitecture que nos sens s’aiguisent. Ces signes peuvent advenir par hasard ou être le résultat d’une écriture préalable – fut-elle une écriture de la contingence. L’ar(t)chitecture est à la fois support, instrument d’écriture et écriture polysémique, changeante, chargée de mystère, dont certains sens cachés s’éclairent en fonction de paramètres ou d’événements imprévus.
L’architecture est un instrument de mesure et d’observation du monde (de l’environnement), instrument dans le sens d’un outil de perception (3). Mais c’est aussi un instrument de production d’environnements sensibles, d’effets, comme l’instrument de musique qui génère un langage de sons et d’harmonies diverses. En ces sens, l’ar(t)chitecture devient un instrument d’environnements, à la fois écoutés et parfois joués par la vie.
L’effet
L’idée d’instrument éclaire l’importance du résultat, de l’effet, davantage encore que l’objet, l’outil lui-même (le bâtiment). L’instrument fait ou crée quelque chose. Il est d’abord conçu pour ce qu’il produit.
L’architecture supporte une activité, sculpte l’espace, suggère des rencontres (avec d’autres, des matières, un paysage, etc.). Elle (des)oriente les sens et suscite des événements. Elle agit sur les environnements intérieurs (qu’elle produit) et extérieurs, qui ensuite agissent sur nous. Son incidence est aussi importante que son essence. Son « être » se fond à son « action ». L’architecture est simultanément la chose et l’effet produit (4), la conséquence. Elle est résonance et ondulation. L’instrument d’environnements produit un bâtiment doué de mouvements (5) immobiles dans l’n-spaces. L’instrument sera plus ou moins riche et complexe ou, comme souvent aujourd’hui, ne sera pas car la construction se contente de volumes uniformes et incapables c’est-à-dire générateur d’aucun effet et d’aucune variation.
Pourtant, même riche, un instrument ne se suffit jamais à lui-même. Il est toujours instrument de quelque chose et toujours il est joué. Selon sa nature, le champ des possibles s’accroît ou se réduit. Mais l’action résultante, l’œuvre, même préalablement composée ou écrite, est toujours ontologiquement ouverte.
La vibration
Une fois l’instrument créé, il y a un ou plusieurs « agissants » et une substance produite : l’œuvre. L’architecture instrument d’environnements rejoint cette autre idée, que l’architecture est un art inachevé qui se parachève par la vie que ses habitants et visiteurs y insufflent.
Le modernisme la concevait davantage comme une sculpture souvent minimaliste, inhabitée, figée, matière d’ombre et de lumière où l’habitant disparaissait. Dans le cas d’une architecture-instrument, c’est l’état de l’habitant qui nous intéresse.
Qu’il soit observateur ou acteur, sa sensibilité, sa « capabilité », doivent pouvoir être augmentées. L’architecture peut décider de s’effacer mais elle doit rester en mesure de faire signe à travers des messages, même infinitésimaux. Les signes plus ou moins cachés sont capables de se dévoiler, ou non, en fonction de différents paramètres. L’architecture interpelle l’habitant, le stimule parfois, consciemment ou inconsciemment, subtilement. Elle dégage des perceptions, cadre, propose d’entrer en vibration alternativement par sa présence ou sa disparition, ses relations avec les paysages (physiques ou virtuels), les autres n-spaces. Plurielle, elle détend, éveille les sens et la pensée, chatouille l’interrogation. Elle invite alors à interagir, ouvrant de nouveaux champs d’action et de réflexion.
La fertilisation
Vladimir Vernadsky a montré comment tout le vivant est intriqué à la biosphère et comment l’activité humaine agit sur elle. Il en est de même de l’habitant avec son milieu. Indissociables, ils interagissent c’est-à-dire que le milieu agit (aussi) sur nous. Or notre milieu est aujourd’hui déséquilibré, il est colonisé par les espaces virtuels, des écrans (smartphone, ordinateur, télévision, etc) qui absorbent de plus en plus notre attention.
Il y a de nombreuses raisons à cela, mais l’une d’elles s’explique en partie par le remplissage d’un espace laissé vacant. Les espaces digitaux ensorcellent d’abord parce qu’ils répondent à nos attentes primaires, en limitant nos efforts et en nous stimulant de manières grossières ; mais aussi parce qu’ils comblent la carence de nos espaces physiques de plus en plus banals et ennuyeux.
L’architecture participe à l’organisation de notre milieu (à la fois dans ses dimensions physiques et virtuelles) dans le sens où elle produit des environnements et où elle stimule, génère, favorise ou réduit certaines relations. Elle est active et elle agit sur ses habitants occasionnels (lorsque nous parcourons un lieu) ou permanents (lorsque nous l’habitons). Elle peut les aider à (se) panser et (se) penser, à se mouvoir et s’émouvoir, à mieux échanger les uns avec les autres, à faire éclore des idées. Cette dimension maïeutique s’explique par sa capacité à structurer, fertiliser des milieux et par conséquent des habitants, d’abord à travers notre habitat et aussi nos quartiers et tous les bâtiments que nous traversons. C’est un outil d’individuation (6).
La beauté d’un environnement, son mouvement immobile – œuvre de l’instrument – apaise. Quand on est enfermé chez soi (en confinement) ou dans une chambre d’hôpital, parfois atteint psychologiquement par une situation inconfortable (voire douloureuse), l’importance de l’architecture croît, elle caractérise l’ambiance, elle participe au soin. Elle peut soulager, interroger, inspirer. Pourtant elle reste souvent négativement vide et neutre, elle s’efface devant la fonction, laissant le champ libre au décor utile, confus et aux seules fenêtres virtuelles de nos smartphones.
Son absence favorise alors l’enfermement et l’aliénation. L’appauvrissement du milieu physique et sa standardisation entraînent dans leurs sillages un lissage et un étiolement des pensées et des individus. Réduire aujourd’hui l’architecture à une coquille inerte, uniforme parce qu’optimisée pour ne répondre qu’à de simples attentes normalisées, souvent à un nombre de m² et une performance énergétique, induit des carences, produit un mal-être sous-jacent et représente un danger pour l’évolution des sociétés humaines (7).
Il est temps de tourner la page, revaloriser l’a-normalité qui favorise la ré-ouverture des regards. L’ar(t)chitecture instrument d’environnements doit aider (en complément des jardins ou des espaces « naturels » ou en libre évolution), à travers des environnements plus divers, plus subtils, plus parfumés, à produire un nouvel équilibre entre les milieux physiques et virtuels.
Le luthier (ou l’architecte)
L’architecte conçoit un instrument à vivre et pour vivre : naître, grandir, apprendre, se divertir, stocker, travailler, jouer, guérir, se nourrir, habiter, rêver, se dépenser, parler, écouter, débattre, créer, faire, se rencontrer, se retrouver, échanger, s’aimer, s’émouvoir, etc.
Sa destination peut varier, être spécifique ou multiple (simultanément ou alternativement) mais, au-delà d’un support efficace pour l’usage, l’instrument a un rôle essentiel pour le bon accomplissement des finalités de ses fonctions. Il doit pour cela pouvoir se relier imperceptiblement à nous via les milieux dans lesquels nous sommes immergés, jouer avec et de l’environnement, parfois simultanément.
L’environnement est à la fois le climat extérieur et intérieur, l’atmosphère, la construction sensible, la forme et la texture des murs, l’odeur, les traces numériques et physiques produites par les vivants présents mais aussi par les objets, les matières, etc. C’est l’autour, tout ce qui n’est pas exclusivement moi mais avec lequel je suis en inter-relation et dont l’instrument va pouvoir se nourrir pour composer une mécanique du tissage – parfois inconsciente –, un enrichissement du milieu.
Il s’agit alors de jouer de l’environnement comme on jouerait de la musique. Le violoncelle chante par la rencontre du crin de l’archet avec le métal de la corde qui vibre dans le bois. Il est l’instrument du violoncelliste et de la musique. Une architecture est l’instrument de l’environnement, possiblement au carré, parce que l’architecture joue de l’environnement comme l’instrument joue de la musique et elle est jouée, entre autres, par l’environnement comme l’instrument est joué par un musicien.
L’environnement est la substance produite mais il peut aussi être l’initiateur. Un peu à la manière d’un simple carillon à vent, il transforme une énergie produite par l’environnement (ici le vent) en un effet altérant l’environnement sensible (ici le son généré).
Si l’architecture a d’abord cherché à protéger les habitants des variations de l’environnement extérieur (l’abri), elle a ensuite œuvré à créer une forme d’environnement idéal, un confort standardisé (8), figé. Elle doit maintenant chercher à jouer avec l’environnement extérieur à la fois pour mieux s’y relier et parce qu’il représente une source immense de hasard et de modulations.
Sous-ensemble de la biosphère, indispensable à notre survivance, l’extérieur, quel qu’il soit, devient pour l’instrument une source de potentielle énergie et de possibles stimuli : une matière d’écriture. L’architecture n’est plus un système fermé mais un système ouvert qui tire parti de tous les intrants agissant simultanément depuis l’intérieur (habitants, objets, etc.) et l’extérieur (le vivant, le climat, etc.).
Définir l’architecture comme instrument d’environnements ne désigne pas pour autant le champ instrumental. L’origine du jeu (l’action) peut puiser autour de nombreuses sources. Comme il existe des centaines de types d’instruments de musique, il doit pouvoir exister une infinité de types d’instruments d’environnements. Même si des familles se constitueront, chaque instrument, chaque ar(t)chitecture différera, jouant davantage avec les sons, les déplacements physiques, les mémoires numériques, le climat, les émotions, l’affluence, les rencontres, etc.
Ainsi le travail de l’architecte ne crée plus seulement un décor utile mais un décor unique, actif, activable par plusieurs « sujets » : humains, vivants et non vivants.
Le jeu
L’instrument doit pouvoir accueillir, combiner, jouer avec le prévisible, l’imprévisible et les actions d’acteurs multiples et divers. Même si certaines règles du jeu dépendent de l’instrument lui-même c’est-à-dire de l’architecture (physique et numérique) du lieu. Il se joue généralement à plusieurs :
– les habitants (9) : propriétaires, gestionnaires, ou occupants. Ils reproduisent ou fabriquent une composition (consciemment ou inconsciemment) à partir des possibles ouverts par l’instrument conçu par l’architecte et mis à leur disposition : des actions aussi simples que fermer un volet, orienter un store, allumer un feu, ouvrir une fenêtre, augmenter le flux d’une ventilation, mais aussi rendre accessible une terrasse (en dehors d’un simple agrément), adapter le lieu à un nouvel usage, (dés)habiller une enveloppe, diviser ou assembler des pièces, moduler (physiquement et numériquement) les vibrations intérieures et les accès aux autres n-spaces, etc. Cette transformation du lieu sera facilitée par des outils de conception architecturale comme par exemple les notions d’espaces servis et servants définis par Louis Kahn, dont l’intérêt peut être amplifié par une gestion augmentée d’une infrastructure et d’une application numérique, combinée à des « chefs d’orchestre » humains (10).
– le climat (à temps court et long) : source plus ou moins naturelle d’imprévus, qui fait intervenir différents rythmes. Le positionnement du soleil varie en fonction des saisons. Une rafale de vent, une averse ou une éclaircie apparaissent sur des temps plus courts de manières plus imprévisibles mais il est possible d’anticiper leurs actions et d’amplifier certaines résonances (sans savoir pour autant ni exactement quand elles auront lieu, ni où, ni combien de temps).
– la végétation à travers la floraison, la pousse des plantes, des arbres et tout type de vivant selon le contexte. Une architecture peut être propice à l’accueil et à l’écoute d’autres formes de vie (flore et faune) qui, à leur tour, agiront sur le lieu. Elle peut dialoguer ou encourager la vie à différents degrés (11).
– les objets (connectés) dont les comportements programmés (plus ou moins déterminés ou aléatoires) pourraient se répercuter sur l’environnement intérieur. Des mécanismes divers, internes au lieu, pourraient augmenter, améliorer, altérer voire ponctuellement « dérégler » l’instrument.
– d’autres lieux extérieurs, des informations ou des personnes pourraient avoir une influence à distance parce qu’ils auraient été reliés à l’n-spaces grâce aux nouvelles technologies. Poreux, un n-spaces s’ouvre ou se ferme à d’autres n-spaces en fonction de paramètres préalablement définis.
Instrumentation et inter-relations
L’instrument d’environnements ouvre son « jeu » à une grande quantité d’acteurs, vivants ou non-vivants, connectés ou déconnectés, matériels ou immatériels. La nature de l’instrument, sa conception, orientera le tissage, l’orchestration des acteurs les uns avec les autres ainsi qu’avec le lieu lui-même (12).
Elle inventera quelques fois des techniques de maillage multidimensionnel, permises notamment par les nouvelles technologies à l’ère des n-spaces. De même que chaque être vivant est un monde dans le monde (la biosphère, son milieu associé), qu’il possède sa propre géométrie et quelquefois ses propres lois physiques à l’intérieur de son corps ; chaque bâtiment, instrument d’environnements devient un monde dans le monde (le quartier, la ville, les différents espaces digitaux) avec ses règles, son fonctionnement intrinsèque, ses relations.
Il génère ses mailles, permanentes ou temporaires ; il définit son tissage interne (racinaire, rhizomique (13), pluriels, etc.), ses propriétés, ses techniques et produit une « sphère d’espace » hybride à la fois physique et numérique. Cette sphère n’est jamais autonome (sauf effet exceptionnel revendiqué – chaque règle contient son exception –) car l’instrument d’environnements agit sur/avec l’environnement. Il est toujours un élément, un outil qui échange et se rattache plus ou moins intensément aux meta-milieux associés, à la fois la biosphère et la noosphère (14).
Le manuel & les partitions
Instrument d’environnements aux acteurs multiples, le ou les interprètes, mêmes bien coordonnés, ne suffisent pourtant pas à produire une belle œuvre car le jeu nécessite d’une part un apprentissage pour mieux comprendre les subtilités de l’architecture, d’autre part une partition.
L’architecte doit être didactique car, pour que d’autres puissent correctement composer avec le lieu, il leur faut connaître, au moins en partie, l’instrument, son fonctionnement et ses résonances. L’explication des consignes d’utilisation est contenue dans une notice, délivrée à la réception du bâtiment et prenant part à une formule (15). Elle précise le modus operandi, présente des manières de jouer, des propriétés, décrit l’instrument, etc. et décline une série d’« instructions », un peu comme pour un objet technique complexe.
Même si, nous l’avons dit, la faculté d’ouverture est inhérente à l’instrument, l’architecture peut aussi intégrer en amont certaines compositions (sorte de scénarios suggérés ou recommandés) que l’instrument « jouera » seul ou à l’aide de l’habitant… qui pourra aussi en inventer d’autres.
L’environnement se nourrira dans un mouvement perpétuel d’actions-interactions. Ces compositions et leurs partitions, sont inscrites (ou s’inscrivent) dans l’instrument lui-même. Elles constituent un autre énoncé de la formule. Avec des caractéristiques à la fois physiques et numériques (algorithmes), chaque partition est plurielle, elle joue (16) (avec) le lieu en réagissant aux actions extérieures de l’environnement augmenté (incluant le digital, les habitants, les vivants).
Mais l’instrument peut également accueillir l’improvisation (jeu sans partition) ou d’autres écritures. Créées par les utilisateurs, possiblement aidés d’une intelligence artificielle, ces compositions constitueront alors de nouvelles partitions, complémentaires ou alternatives, avec des finalités sensibles (faire « chanter » (17) le lieu) et fonctionnelles. Elles permettront, par exemple, d’inscrire les nouveaux apprentissages de l’utilisation des lieux, les nouvelles configurations. Elles enrichiront le bâtiment qui évoluera à travers le temps, améliorant ses usages, ses performances (énergétiques, d’accueil, de métamorphose, etc.) et adaptant son caractère sensible en intégrant de nouveaux procédés encore inconnus (18).
L’atmosphère induite variera en fonction, intensifiant la relation entre le bâtiment et ses occupants, doublement libres dans le choix de la composition, pré-établie ou personnelle, puis ensuite dans son interprétation. Car comme en musique, chaque partition doit pouvoir continuer à laisser une place importante à l’interprète à l’instar par exemple des variations Goldberg de Bach réinterprétés par Glenn Gould 400 ans après leur écriture.
Quelques exemples
* L’ instrumentower est une tour instrument de musique, une source d’événements sensoriels divers plus ou moins aléatoires (augmentés par le numérique). Elle joue avec les environnements mais elle peut aussi être mise à disposition d’artistes, de musiciens, de chercheurs ou de créateurs pour qu’ils en prennent le contrôle et inventent ponctuellement à la fois des compositions et des usages, par exemple pour des concerts atypiques à l’échelle de la ville.
Pour la réhabilitation de Notre-Dame de Paris et de sa flèche, ma réponse se serait appuyée sur ce projet si un concours avait eu lieu : une intervention sur l’existant où le visuel aurait été secondaire. Un instrument d’environnements, d’abord musical, comme une extension de l’orgue dont l’enjeu principal aurait été de chanter ponctuellement dans Paris, parfois accompagné par les cloches…
* Le musée soleil à Helsinki, inspiré par les réflexions expérimentées sur la Villa D, est un instrument qui joue entre autres avec les rebonds de lumière. Il étend la durée d’ensoleillement sur une place protégée des vents et ouverte sur un bassin. Il produit des symphonies de lumière et de chaleur qui l’hiver transforment le relief du manteau neigeux et modèle le sol de la place. * Wind-wing à Taïchung est un complexe incluant musée et bibliothèque qui joue avec l’air. Un mur en béton végétal capte les vents dominants et crée ou transmet, après avoir produit de l’énergie, une brise dans le bâtiment avec un rafraîchissement du lieu (en réponse au climat subtropical et humide). Côté jardin une « aile » se met en mouvement avec les vents entraînant, sous elle, un kaléidoscope d’ombre et de lumière.Dans mon habitat aussi, j’expérimente, à petite échelle, l’architecture, instrument d’environnements qui joue avec les éléments naturels, et accueille les surprises qui s’invitent dans l’espace : jeu de lumière, démultiplication des images, des vues et des points de vue, miroir qui accroît le visible, circulation des fluides, traces de soleil, reflets qui vacillent avec le vent, ombres (dé)portées, musique de pluie et de souffles, hospitalité des papillons et des oiseaux, filtres dynamiques et aléas divers, traces pérennes et éphémères, espaces cachés. L’atmosphère « vibre » en fonction des événements, à la fois dans des temps courts (une brise, une éclaircie) et longs (soleil d’hiver ou d’été). Le temps s’y inscrit à différentes vitesses.
Je prends quelques exemples parmi ceux conçus, en partie à travers ces idées, avec Arkhenspaces, mais il y en a d’autres (le Pavillon sur champ captant autour de l’eau, un Paysage pour une autoroute urbaine, la villa La Sousta, etc.) et aussi par d’autres architectes : Le Louvre d’Abou Dabi de Jean Nouvel (même si je n’ai pas encore pu l’expérimenter), la chapelle ou les thermes de Peter Zumthor, les églises brutalistes de Gottfried Böhm, la Sainte chapelle, l’Alhambra, l’amphithéâtre d’Epidaure, le Panthéon à Rome, mais aussi à Mycènes, Pétra, Angkor, etc.
A une plus petite échelle, les travaux des artistes comme Nicolas Schöffer avec ses sculptures cybernétiques ou plus récemment James Turrel avec ses environnements lumineux, concordent aussi avec cette idée d’instrument.
Frank Ghery et Coop Himmelb(l)au produisent davantage une architecture mouvement (une architecture qui change en fonction des points de vue de l’observateur) mais avec peu d’effets d’instrument. Peter Zumthor et Jean Nouvel sont eux généralement davantage dans l’objet (l’architecture conçue d’un bloc) mais ils produisent des instruments d’environnements à leur manière. Il y en a d’autres bien sûr, la liste ne se veut pas exhaustive. Le Corbusier avec la chapelle de Ronchamp réussit parfaitement à combiner les deux, c’est très rare. Un chef-d’œuvre !
Considérer l’ar(t)chitecture comme instrument d’environnements ouvre de nouveaux champs de conception dans lesquels l’architecte conçoit un lieu de vibrations potentielles, activable, doué de résonances et capable de surprendre. Un espace-outil ouvert, qui fertilise les milieux. Il accueille, sans les connaître, les habitants-utilisateurs et le vivant autour. Il les (des)oriente, leur laissant parfois une part de composition, et/ou d’interprétation, de réaction. Il les touche. L’habitant passe ainsi facilement, s’il le souhaite, du statut de simple occupant à celui d’acteur de son environnement.
L’architecture devient pour lui un vecteur, un moyen de nouer une relation plus intime avec les lieux.
Plus largement, l’architecture, instrument d’environnements, possède un rôle actif dans le tissage des inter-relations à la fois internes et externes, c’est-à-dire dans l’habitabilité du lieu mais aussi de la ville, du monde, des pensées.
Aujourd’hui augmenté par le digital, l’instrument se déploie dans de nouvelles dimensions. Les perspectives et les effets se démultiplient, l’n-spaces accroît l’environnement par la sophistication du maillage, il multiplie les sphères d’actions, les subtilités et les événements. Ses « structures » apportent des outils pour enrichir une œuvre d’art ouverte, inachevée et mener l’art architectural vers de nouvelles dimensions.
Prennent forme des bâtiments astucieux, actifs, écologiques, sensibles, livres (c’est-à-dire à lire), efficaces et mystérieux qui redonnent du corps aux milieux matériels et qui interagissent avec d’autres milieux physiques et virtuels. Les créer fera émerger de nouvelles surprises, émotions, stimulations, apparaîtront aussi les nouveaux usages, les nouveaux partages, les nouvelles compositions, les nouvelles pensées… les nouveaux rêves.
Eric Cassar 2020-2021
(1) L’ar(t)chitecture met en avant la dimension artistique de l’architecture, en avançant dans le texte le (t) disparaît, cela ne signifie pas que l’architecture a perdu sa dimension artistique mais plutôt qu’elle l’a retrouvée. Parfois il réapparaîtra comme pour rappeler que cette dimension est toujours là.
(2) Voir le pistage des loups dans Manières d’être vivant, Baptiste Morizot
(3) « L’instrument est l’objet technique qui permet de prolonger et d’adapter le corps pour obtenir une meilleure perception ; l’instrument est outil de perception ». Du mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon
(4) « Peindre non la chose mais son effet ». Stéphane Mallarmé
(5) L’architecture mouvement, Eric Cassar
(6) Voir les travaux de Gilbert Simondon et leur interprétation/poursuite par Bernard Stiegler ( http://arsindustrialis.org/individuation)
(7) « Nous construisons des bâtiments qui ensuite nous construisent », Winston Churchill
(8) Depuis Yves Klein et l’architecture de l’air, où la connotation était positive : recréer l’« Eden », jusqu’à la prolifération des environnements contrôlés décriés par Rem Koolhass : les Junkspaces.
(9) L’habitant d’un lieu n’est pas uniquement celui d’un habitat. Il est ici celui qui gère le lieu, l’entretient, en prend soin, que ce soit pour lui-même ou pour les autres, par lui-même ou par procuration. Celui qui habite régulièrement un musée, qui y travaille comme le gardien, le « chef d’orchestre » ou le régisseur de l’espace, celui qui est en charge de son bon fonctionnement.
(10) Voir Habiter l’infini , Travailler en c(h)oeur et plus généralement le bâtiment actif, Eric Cassar, Arkhenspaces
(11) Voir les « Degree of Life » définis par l’architecte Christopher Alexander dans The phenomenon of life
(12) Du champ de trace au chant des traces, Eric Cassar
(13) Mille plateaux, Felix Guattari et Gilles Deleuze
(14) Voir les travaux de Vladimir Vernadsky. La biosphère est l’espace physique occupé par/de la vie. La noosphère est l’espace de la pensée.
(15) Ce concept de formule sera décrit dans la 3ème partie de ce triptyque à travers le texte « A tout lieu sa formule »
(16) Du champ de trace au chant des traces, Eric Cassar
(17) « Dis-moi, n’as-tu pas observé en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin qui sont les plus rares, chantent ? » Eupalinos ou l’architecte, Paul Valéry
(18) Une métaphore avec l’ordinateur (le bâtiment) et les logiciels interchangeables qu’il accueille (les partitions) semble intéressante mais aussi réductrice car les ordinateurs sont peu différents les uns des autres, alors qu’il est mis ici en avant la nécessaire grande variété de typologies d’instruments (de bâtiments).